XII
« La fille est toujours en vie, sire. » Ederius baissa les yeux sur ses mains. Le médius et l’index de sa main gauche étaient enveloppés dans un bandage en soie. Angeline n’aurait su dire si c’était pour les protéger contre les cloques ou pour en recouvrir qui s’étaient déjà formées. Il semblait malade ; très malade. Pourtant, Izgard ne parut pas s’en apercevoir.
Depuis sa chambre voisine, Angeline avait une vue imprenable sur la majeure partie des quartiers d’Izgard. Elle et Boule de Neige étaient sur le point de se coucher quand la voix d’Ederius lui parvint à travers la toile de tente. Il apportait des nouvelles à Izgard, et pas des bonnes, à en juger par son ton.
« Quoi d’autre ? s’enquit Izgard, se tournant de telle sorte qu’il présentait son dos à Angeline. Tu ne viens pas me trouver si tard uniquement pour m’apprendre cela. »
Angeline se rapprocha de la toile de séparation. Sa propre chambre était plongée dans l’ombre, mais celle d’Izgard demeurait brillamment illuminée. La fumée de lampe qui s’infiltrait par l’ouverture la fit cligner des paupières. Boule de Neige venait sur ses talons, les pattes courbées, la queue basse, le ventre au ras du sol. Il flairait quelque chose, mais Angeline n’aurait su dire quoi. Peut-être la fumée.
« Silence, Boule de Neige, lui souffla-t-elle. Ne fais pas un bruit. »
Le petit chien releva sa tête de bon à rien en fixant un regard renfrogné sur sa maîtresse.
Boule de Neige offensé. Ne fait aucun bruit.
« Sire, répondit Ederius, continuant à contempler ses mains, mes motifs commencent à m’inquiéter. Je crains que la fille ne représente une plus grande menace que nous ne l’avions d’abord pensé. Elle porte une bague qui correspond en tout point à la Ronce.
— Qui lui correspond ? » Izgard fit un pas en avant. « Qu’est-ce à dire ? »
Ederius battit en retraite. « Je l’ai vue, sire. Elle est forgée dans le même métal que la Ronce et reproduit chacune de ses boucles, jusqu’au moindre barbillon. »
Angeline n’aimait guère le son de la voix d’Ederius. Ne parlait-il pas auparavant avec davantage de force ? La faute en incombait sans doute à ces interminables trajets ; voilà. Depuis la bataille de la Crosse, Izgard les faisait chevaucher sans relâche de l’aube au crépuscule. Les longues heures passées en selle, les camps montés à la hâte, les repas pris sur le pouce et le manque de sommeil commençaient à peser sur tous les organismes. Angeline avait horreur de cela. Elle aurait souhaité de tout cœur n’avoir jamais quitté la forteresse de Sern. Izgard marchait sur Bay’Zell où, à en juger par les bruits qui couraient à travers le camp, une autre bataille terrible les attendait.
Fronçant les sourcils, Angeline reporta son attention sur ce qui se déroulait dans la pièce voisine. Ederius était en train de dire :
« Je crois qu’ils pourraient essayer de détruire la Ronce, sire.
— Ils ? Qui cela, ils ?
— La fille ainsi que Ravis de Burano. »
Izgard réagit si promptement que son image se brouilla sous les yeux d’Angeline. Pivotant sur lui-même, il abattit le poing sur sa table de campagne, faisant rouler les cartes, voler les pages et tinter les boîtes d’épingles et de craies. « Il est donc encore avec elle ? Tu m’avais dit qu’il était parti. Que la fille s’était rendue seule à l’abbaye. »
Ederius se mit à tousser. D’abord doucement, mais, à mesure qu’il s’efforçait de parler entre deux quintes de toux, ses spasmes gagnèrent sa poitrine, le secouant tout entier. De la bave giclait de ses lèvres. Un gargouillis mouillé monta de sa gorge tandis qu’il s’efforçait de se contrôler.
La première réaction d’Angeline fut de se porter à son aide – il avait besoin d’elle. Pourtant, lorsqu’elle posa la main au bord de la toile de séparation pour la repousser sur le côté, Boule de Neige gronda : Pas bouger.
Regardant alternativement Boule de Neige, Ederius puis Izgard, Angeline hésita. Ses doigts frôlaient la toile. Boule de Neige plissa les yeux. Angeline le contempla longuement puis laissa sa main redescendre sur son ventre. Ce bon à rien de chien avait raison. Le moment était mal choisi pour irriter son époux. Depuis que Camron de Thorn avait fait évacuer la ville de Merin quelques heures à peine avant l’arrivée de l’armée garizonne, Izgard se montrait aussi agité qu’un chien en chasse. Il pouvait exploser au moindre incident : un mot de travers, un regard déplacé, une intrusion malvenue dans ses quartiers privés.
De l’autre côté de la toile de séparation, la toux d’Ederius commença à se calmer peu à peu. Il tenait devant son visage un mouchoir blanc, qu’il replia et rangea dès qu’il eut terminé de tousser.
La main en coupe autour de son ventre, Angeline poussa un soupir de soulagement. Elle devait apprendre à réfléchir avant d’agir. Ederius aurait accueilli son intervention de fort mauvaise grâce – elle leur aurait attiré des ennuis à tous les deux. Il était si malade, pourtant, et personne ne semblait s’en soucier.
Izgard le faisait travailler trop dur. Quand le reste du camp dormait, Ederius s’échinait encore devant son bureau, à peindre toute la nuit. Angeline le savait parce que, chaque fois que les nausées du matin la réveillaient de bonne heure ou bien qu’une faim tardive la tenait éveillée, elle jetait un coup d’œil à travers le camp en direction de la tente du vieux scribe. Parmi la lueur jaune et vacillante des feux de bivouac et des braseros elle repérait chaque fois la flamme claire et immobile d’une lampe à huile. Ederius n’avait pas dormi une nuit entière depuis des semaines.
« Bois ceci. »
L’attention d’Angeline fut distraite par le son de la voix de son époux. Elle releva la tête juste à temps pour voir Izgard tendre un gobelet à Ederius. Angeline espérait qu’il contenait de l’eau et non du vin. Le vin était mauvais quand on toussait – chacun savait cela. Ce qu’il aurait fallu à Ederius, c’était une infusion de lait d’amandes au miel. Peut-être pourrait-elle charger Gerta de lui en apporter un peu plus tard.
Les traits d’Angeline se décomposèrent dans le noir. Gerta n’était plus là. Elle se trouvait en chemin pour les montagnes, escortée par deux étrangers, malade et seule. Angeline se tordit les doigts. Pourquoi ne pouvait-elle se rappeler une chose aussi simple ? Parce qu’elle était stupide, voilà pourquoi. Elle ne réfléchissait pas avant d’agir. Elle avait la cervelle pleine de trous. Eh quoi, même un bon à rien de chien tel que Boule de Neige avait plus de bon sens.
« Et maintenant, dit Izgard à Ederius, veux-tu me dire où sont Ravis de Burano ainsi que la fille ? »
Angeline ne voyait plus Ederius mais elle entendit un bruit de gobelet qu’on posait sur une table, rapidement suivi d’une toux sourde quand le scribe s’éclaircit la gorge. « Je crois qu’ils sont en route pour Bay’Zell, sire. Ils devraient arriver une journée avant nous. »
Izgard se caressa la joue. « Cela concorde. Ils ont sans doute prévu d’y retrouver Camron de Thorn. » Il se retourna brusquement face à la tenture de séparation. Angeline se figea. Boule de Neige se hérissa. Izgard fixa l’obscurité derrière la tenture. Il avait beau être tourné en plein vers Angeline, vers la zone d’ombre qui entourait son visage, il paraissait regarder ailleurs, au-delà de la pièce, de la tente, du camp. Ses yeux s’assombrirent.
Au bout d’un moment, il déclara : « Tous trois convoitent ce qui m’appartient. Thorn voudrait mon trône et mon pays, Burano voudrait ma vie et la fille voudrait ma couronne. On ne peut pas continuer à tolérer leurs agissements. Il faut prendre Bay’Zell, et promptement. D’ici trois jours la Ronce d’or aura cinq cents ans, et tous ses pouvoirs seront miens. »
À ces mots, Angeline sentit comme un poids se former au creux de son ventre. La peau de ses mains et de son visage se tendit, puis se refroidit ; on n’aurait plus dit de la peau, mais de la toile de tente gelée au petit matin. Derrière elle, Boule de Neige se mit à gratter le tapis entre ses pieds.
« Chut, silence », murmura Angeline, devinant que le petit chien se sentait exactement comme elle : apeuré, mais incapable d’exprimer pourquoi. « Ce n’est rien. »
Izgard choisit ce moment pour pivoter face à son scribe. Il pointa le doigt dans sa direction. « C’est Gamberon et toi qui m’avez parlé de ses pouvoirs. Vous affirmiez tous les deux qu’il me faudrait prendre Bay’Zell le cinq centième anniversaire de sa découverte. Et maintenant, tu viens m’avertir qu’une fille sortie de nulle part pourrait me l’arracher. Comment est-ce possible ? Tu prétendais que la Ronce d’or était indestructible. Vois ce qui est arrivé à Gamberon – il a presque péri en essayant de l’écraser. »
S’avançant dans le champ de vision d’Angeline, Ederius répondit d’une voix éraillée : « Sire, nous savons si peu de chose à propos de la Ronce. Nous savons que c’est une arme de guerre redoutable, qu’Hierac redoutait de la perdre et qu’il commanda une enluminure afin de la lier à tout jamais au Garizon et à ses rois. Nous savons également qu’elle est gravée de motifs qui peuvent altérer la vigueur d’un homme, son esprit et son corps même. Pourtant, pour l’essentiel, nous l’utilisons en aveugles. Je ne suis pas un grand érudit comme Gamberon. Il me faut plus de temps pour...
— Du temps ! s’écria Izgard en grinçant des dents. Nous n’avons pas le temps. Dans trois jours nous arriverons à Bay’Zell. Rien ne doit venir interférer avec sa prise. Rien. Sandor et ses armées m’importent peu, on s’est chargé des défenses de Bay’Zell. Il n’y a qu’une seule forteresse dans toute la cité qui ait une chance de tenir contre moi, et c’est Castel Bess. Conçu et bâti par le Garizon : il a été taillé pour repousser les sièges. Et voilà que tu m’apprends que Ravis de Burano et la fille qui désire ma couronne se rendent là-bas. »
En disant cela, Izgard palpait le poteau de la tente, à la recherche d’échardes ou de nœuds dans le bois. Angeline connaissait suffisamment son époux pour savoir qu’il tramait son prochain mouvement. Il aimait toucher des choses lorsqu’il élaborait ses plans.
Angeline se prit soudain à souhaiter être au lit, profondément endormie. Elle ne tenait pas à entendre la suite. Mais alors qu’elle reculait son pied afin de s’assurer que la voie était libre derrière elle, Izgard se mit à secouer la tête.
« Nous n’avons pas le temps d’apprendre, mon ami. Je veux les voir morts. Tous les trois. Nous attendrons qu’ils soient réunis à Castel Bess pour les éliminer. Je vais dépêcher des hommes dès ce soir. Ils auront les chevaux les plus rapides du camp et recevront l’ordre de ne s’arrêter devant rien ni personne avant d’avoir atteint Bay’Zell. Je possède les plans de Castel Bess. En faisant suffisamment vite, ils devraient pouvoir emporter la forteresse par surprise. Thorn ne s’attendra pas à une attaque si tôt. Ni lui ni Burano n’imagineront que nous ayons pu envoyer une troupe en avant-garde. »
Izgard s’approcha d’Ederius. Angeline sut d’instinct qu’il allait le toucher, et elle ne se trompait pas. Tendant la main, Izgard frôla la joue du scribe du bout de l’index et du médius. « Et toi, mon ami, lui dit-il doucement, presque amoureusement, tu t’assureras qu’ils ne ressortent pas vivants de Castel Bess. J’enverrai les hommes ; tu enverras la Ronce. Tu devras déployer tout ce que tu as appris ces derniers mois pour vaincre Burano et Thorn. Tu useras du moindre motif utilisable. Tu lanceras à l’assaut de la forteresse toutes les créatures que tu sais modeler à partir de la chair et des os des soldats.
Nous ne devons prendre aucun risque. La Ronce est à moi, le Garizon aussi, et il est plus que temps de venger le passé. »
La voix d’Izgard baissa d’une octave. Son index s’enfonça dans la joue du scribe. « Burano a vécu douze ans de trop sur cette terre. À cause de lui je n’ai plus de famille à proprement parler, rien qu’une femme enfant sans cervelle et une sœur défunte depuis longtemps. »
Izgard continua à parler, mais Angeline ne l’écoutait plus. Une femme enfant sans cervelle. Elle battit des cils, laissant les paroles se graver en elle. Le monde s’assombrit autour d’elle, devenant plus froid, resserré, comme les parois d’un souterrain. Elle se sentait piégée. Sa lèvre inférieure se mit à trembler. Elle ne représentait rien pour Izgard. Rien. Il l’avait aimée autrefois – il le lui avait dit le jour des fiançailles. Il la détestait désormais.
Boule de Neige, sensible au changement d’humeur de sa maîtresse, vint poser sa tête en travers de son pied. Angeline savait qu’elle aurait dû baisser les yeux vers lui et lui sourire – comme elle l’aurait fait d’ordinaire –, mais n’en eut pas le cœur. Elle n’avait aucune envie de sourire. Une vieille réprimande de son père lui revint en mémoire : « Voilà ce qui arrive aux petites filles trop curieuses qui écoutent aux portes. »
Angeline ressentit une douleur aiguë à la poitrine. Le souterrain faillit se refermer sur elle. Izgard la détestait, son père était mort et Gerta était partie : elle était totalement seule.
Boule de Neige choisit cet instant pour émettre un léger bâillement canin.
Boule de Neige est là, lui.
Angeline hocha la tête. Elle adorait son chien, mais il y avait des limites à ce qu’il comprenait. Tout avait changé désormais. Elle ne vivait plus au sein d’un cocon douillet où rien ne pourrait lui arriver parce qu’elle était la reine et l’épouse d’Izgard. Elle vivait dans un camp militaire, sous la surveillance d’un seul homme : son époux, qui donnait l’ordre de tuer des gens comme d’autres auraient parlé de la pluie ou du beau temps – elle venait juste d’en être témoin. Et maintenant qu’elle savait ce qu’il pensait d’elle, il lui était facile de l’imaginer en train de prononcer d’autres ordres, d’une nature plus intime.
Angeline ressentit un léger tressaillement dans son ventre. Elle crut d’abord à un effet de la peur, puis attendit de l’éprouver de nouveau. C’était son enfant qui grandissait en elle. Elle constituait un cocon pour lui, la seule chose qui le protégeait du monde extérieur.
Lentement, Angeline se recula de la tenture de séparation, Boule de Neige sur ses talons. Izgard continuait à parler, à toucher et à comploter, mais cela ne l’intéressait plus. Jamais plus elle ne commettrait l’erreur de penser qu’Izgard pouvait l’aimer.
Tessa arpentait les ponts de la Mousseline en imaginant des motifs dans sa tête. De temps à autre elle s’immobilisait devant un mât, une rambarde ou une volée de marches, sortait la bague de son corsage et la contemplait fixement. Qu’avait pu peindre Ilfaylen sur ce parchemin ? Comment avait-il réussi à enchaîner la Ronce d’or ? Quels motifs avait-il employés, quelles structures avait-il imposées ? Comment avait-il su par où commencer et où s’arrêter ?
Tessa soupira. Pour la huitième fois en moins d’une heure, elle rangea la bague en place. Elle ne possédait pas les réponses. Si seulement elle avait eu la moindre idée de la manière dont Ilfaylen avait procédé. Peignez le problème, puis résolvez-le, avait dit Avaccus. Mais comment pouvait-elle peindre une chose dont elle ignorait à quoi elle ressemblait ?
Éprouvant une douleur caractéristique dans le dos, Tessa alla s’appuyer à la rambarde la plus proche. Se promener sur le bateau tout l’après-midi n’épargnait pas ses poumons.
Ravis et elle se trouvaient à bord de la Mousseline depuis deux jours. Ils arriveraient à Bay’Zell le lendemain. La traversée s’était effectuée sans encombre jusque-là, et Tessa avait principalement mis ce temps à profit pour se reposer et récupérer des forces. La Mousseline était un fin marcheur, manœuvré par des marins habiles aux habits décolorés par le soleil qui s’affairaient dans le gréement, à régler la voilure et les cordages, sans paraître prêter attention aux dizaines de passagers sur les ponts en contrebas.
Cette tranquillité convenait parfaitement à Tessa. Elle se rétablissait, mais lentement. Tout lui demandait plus de temps. Elle ne parvenait pas à descendre une volée de marches sans se reposer à mi-chemin et la nuit dernière, lorsqu’elle s’était réveillée dans le noir avec une furieuse envie de se soulager, elle avait dû se servir du pot de chambre de sa cabine au lieu de marcher jusqu’aux poulaines. Ravis prétendrait qu’il lui faudrait des semaines, peut-être des mois avant de récupérer complètement. Serrant les dents, Tessa relâcha la rambarde. Elle n’avait nullement l’intention de mettre aussi longtemps.
Trois jours. C’était tout ce qui leur restait. Izgard se présenterait devant Bay’Zell avec son armée, et la Ronce d’or aurait cinq cents ans. Ravis avait raison : Izgard avait tout planifié depuis le début.
Machinalement, Tessa ressortit la bague de son corsage. Il fallait qu’elle réfléchisse. Elle avait forcément dû rater quelque chose, un détail susceptible de l’aider à comprendre ce qu’elle était censée faire. D’après Avaccus, aucune copie de l’enluminure n’avait jamais été exécutée ; Ilfaylen était fouillé chaque soir afin de s’assurer qu’il n’emportait rien hors du scriptorium. Le parchemin lui-même était examiné à la recherche de piqûres d’épingles. Et pourtant, il semblait clair qu’Ilfaylen en était venu à regretter ce qu’il avait fait. Dans ce cas, pourquoi n’avait-il rien tenté pour le défaire ? Cela n’avait aucun sens. Tessa laissa retomber la bague contre sa poitrine. Elle avait l’impression de chasser des papillons de nuit.
Obliquant vers le côté bâbord du pont éclaboussé de soleil, Tessa réétudia mentalement le discours d’Avaccus, tâchant de se rappeler tout ce qu’il lui avait dit au cours de cette journée dans la grotte.
Une odeur de cire et d’huile citronnée montait du pont chauffé par le soleil et les boiseries grinçaient et craquaient tout autour tandis que le bateau s’élevait et retombait entre les vagues. Par une belle journée sans nuages comme celle-ci, il était facile de croire à l’existence d’autres mondes et d’autres lieux. L’idée des éphémères paraissait moins choquante. N’étaient-ils pas des éphémères eux aussi, tous autant qu’ils étaient ? Ils vivaient, mouraient et disparaissaient. Certains renaissaient peut-être en d’autres temps et en un autre lieu. Ou peut-être que non. Tessa l’ignorait. Une chose était certaine, cependant : à l’instar des éphémères, les gens pouvaient modifier le cours des événements.
Tessa se figea sur place. Elle pouvait modifier le cours des événements. Avaccus le lui avait clairement laissé entendre dans la grotte. Ayez confiance en vous, avait-il dit. C’étaient pratiquement ses dernières paroles. Tessa pivota et se dirigea vers le panneau principal. Elle devait trouver Ravis.
Les marins évoluaient loin au-dessus d’elle, escaladant des cordes à nœuds, bondissant d’un filet à un autre, tournant les voiles et serrant les haubans. En sortant de l’ombre d’une voile qu’on venait de déployer, Tessa vit Ravis émerger sur le pont. Elle était sur le point de l’appeler quand quelqu’un l’aborda. C’était une femme en noir et, pendant un moment horrible, Tessa crut qu’il s’agissait de Violante d’Arazzo. Puis la femme se retourna et Tessa la distingua plus clairement ; elle n’avait ni la haute taille ni la finesse de traits de Violante. Tessa poussa un soupir de soulagement. C’était l’une des passagères qui avaient traversé en sa compagnie à bord du Nonchalant. La femme au voile qui lui couvrait à peine les sourcils.
Alors que Tessa les observait, la femme toucha son voile et s’esclaffa. Voyant Ravis rire à son tour, elle tendit la main et lui effleura le bras. Elle flirtait avec lui ! Le rouge aux joues, Tessa fonça comme une furie. Elle avait déjà laissé une femme se mettre entre Ravis et elle et n’avait pas l’intention de recommencer.
Ravis la vit arriver, mais pas la femme voilée qui continua à glousser, la poitrine en avant, en promenant ses mains dans l’espace qui la séparait du mercenaire. Tessa ne prit pas le temps de réfléchir. Elle vint se ranger au côté de Ravis et lui saisit le bras avec autorité.
« Vous voilà enfin, lui dit-elle sans même accorder un regard à la femme voilée. Je vous cherchais depuis midi. » Puis, feignant de remarquer son interlocutrice pour la première fois : « Oh, je suis désolée. Aurais-je interrompu quelque chose ? »
La femme voilée dévisagea Tessa avec froideur. Elle ne manquait pas de charme, à sa manière élégante et raffinée. Son voile en dentelle finement brodée voletait autour de son visage quand elle parlait. « Non, pas du tout. Je me demandais simplement à quelle heure nous accosterions à Bay’Zell.
— Aah. C’est au capitaine qu’il faut vous adresser pour cela. » Tessa se rapprocha encore de Ravis. « Je viens de le croiser sur la plage arrière. En vous dépêchant, vous avez une chance de le rattraper avant qu’il se retire pour la nuit. »
La femme pinça les lèvres. Elle était abondamment fardée, et des particules de poudre nacrée scintillaient sur son voile. « Eh bien, annonça-t-elle en ignorant Tessa pour s’adresser uniquement à Ravis, je vais vous laisser, dans ce cas. Bonne nuit, messire. Je pense que nous aurons l’occasion de nous revoir avant la fin de la traversée. » S’inclinant avec une lenteur irritante, elle fit en sorte de dévoiler largement son décolleté avant de tourner les talons et de s’éloigner.
À peine fut-elle hors de portée d’oreille que Ravis se détacha de Tessa, croisa les bras sur sa poitrine, rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
Tessa n’avait jamais rien entendu de plus agaçant de toute sa vie. « Allons, dit-elle sèchement, ne restez pas planté là à ricaner. Aidez-moi plutôt à regagner ma cabine. J’ai passé tout l’après-midi sur le pont. » Sans savoir pourquoi, Tessa ne put s’empêcher de rougir en disant cela.
Ravis cessa de rire, mais ses yeux continuèrent à pétiller. Inclinant la tête dans la direction prise par la femme voilée, il remarqua : « C’était sans aucun doute le congédiement le plus efficace auquel j’ai eu le plaisir d’assister. À l’évidence, les femmes de votre pays apprennent à se débarrasser promptement de leurs rivales. Je n’ose imaginer ce qui aurait pu arriver à cette pauvre femme si vous l’aviez surprise à m’embrasser. » Il feignit de frémir. « J’imagine que les matelots seraient en train d’éponger le sang sur le pont en ce moment même. »
Tessa s’efforça de conserver une expression furibonde, mais les yeux malicieux de Ravis l’encourageaient à sourire. « Aidez-moi simplement à descendre les marches », dit-elle avec toute la sévérité dont elle fut capable.
Ravis s’inclina et s’avança pour lui donner le bras. Ses gants en chevreau étaient aussi doux et tièdes que de la peau. Sans effort apparent, il prit la moitié de son poids sur son épaule. « J’étais monté pour vous chercher, dit-il. Il faut que nous parlions de ce que nous allons faire une fois à Bay’Zell. »
Tessa acquiesça, heureuse de changer de sujet. « J’ai besoin de temps. Il faut que je sache à quoi ressemblait l’enluminure originale d’Ilfaylen : quels en étaient les principaux éléments, les motifs directeurs, de quels pigments il s’est servi... Sans quoi, je pourrais aussi bien m’asseoir et tenter de peindre un paysage dans le noir. J’ai besoin d’une base sur laquelle travailler. »
Au bas des marches, Ravis guida Tessa vers sa cabine. « Combien de temps vous faut-il ? »
Tessa haussa les épaules. « Trop, sans doute. Emith devrait pouvoir m’aider, à moins que je ne puisse trouver un indice quelconque dans les papiers de Deveric. Je ne sais pas. Si je n’avais pas laissé... » Elle secoua la tête, et se reprit. « Si Avaccus était encore en vie, je lui demanderais de m’apprendre à tracer des enluminures de connaissance et je pourrais mener mes propres recherches sur les travaux d’Ilfaylen. » Frustrée, elle passa la main sur son visage. « Si j’avais le temps, je parviendrais à me débrouiller seule – j’en suis certaine. C’est pour cela que j’ai été amenée ici. »
Tessa se laissa introduire dans la pénombre tiède aux odeurs boisées de la cabine de Ravis. Contrairement à ce qu’ils avaient fait à bord du Nonchalant, ils avaient pris cette fois des cabines séparées. Ravis avait insisté, afin qu’elle puisse se reposer dans les meilleures conditions possible.
Frappant un silex, Ravis alluma une bougie couleur d’ambre qu’il déposa sur l’un des barrotins de la cabine. La lumière dévoila un espace agencé avec une austérité et une rigueur toutes militaires. Tessa reconnut les médicaments que lui donnait quotidiennement Ravis, rangés par ordre de taille sur une étagère au-dessus de la couchette. À les voir ainsi, seuls objets sur une étagère conçue pour en accueillir beaucoup plus, Tessa éprouva une pointe de tristesse sans savoir pourquoi.
Assise sur la couchette, elle croisa les mains sur son giron. Maintenant qu’elle avait cessé de s’agiter, ses forces l’abandonnaient ; elle frémit, douloureusement consciente de sa respiration. Après avoir observé Ravis un moment, elle lui dit : « Je crois que nous sommes tous des éphémères. Vous, Camron et moi. Nous avons tous les trois été attirés à Bay’Zell. Camron et vous y avez été retenus de force, on m’y a précipitée depuis un autre monde et nous avons été mis en présence les uns des autres. » Tessa sentit la dureté de sa bague à l’intérieur de son corsage. « Je crois que c’est parce que nous avons le pouvoir de faire changer les choses. »
Ravis la dévisagea prudemment. « En vingt et un ans, je n’ai jamais réussi à faire changer quoi que ce soit ou qui que ce soit, pas même moi. »
La main de Tessa quitta la bague pour se poser sur Ravis. Elle voulut dire quelque chose mais se retint. Vingt et un ans... Son cuir chevelu se resserra. Au fond d’elle-même, tout près de son cœur, un muscle puisait comme une horloge. Elle discernait un motif là-dessous.
« Depuis vingt et un ans ? répéta-t-elle. C’est à ce moment-là qu’est mort votre père ? »
Ravis fit oui de la tête.
« Et sept ans plus tard, votre frère vous chassait de vos terres ?
— Ces terres pour lesquelles nous avions combattu côte à côte. » Une pointe d’amertume se glissa dans sa voix. « Il m’a dit que j’étais un guerrier et que je ferais mieux d’aller guerroyer ailleurs.
— Vous est-il arrivé quelque chose... » Tessa procéda à un rapide calcul. « Deux ans plus tard ? En été ? »
Le corps de Ravis s’arrêta. Il n’y avait pas d’autre mot : les muscles de son visage se durcirent et se figèrent, sa poitrine cessa de se soulever et de retomber, laissant le creux de sa gorge plongé dans l’ombre. Ses yeux passèrent lentement du brun au noir. Après ce qui parut de longues minutes, il déclara : « Mon épouse est morte deux étés après que Malray se fut retourné contre moi. »
Tessa fut désarçonnée par sa brusquerie. « Je suis désolée. Je...
— C’est inutile, la coupa-t-il sèchement. Posez vos questions, dites à quoi vous pensez ; nous n’avons pas le temps pour le passé. »
Ébranlée comme si elle avait reçu un coup, Tessa prit le temps de respirer pour se calmer. Il y avait tant de choses qu’elle ignorait ou ne comprenait pas au sujet de Ravis. Ils étaient des étrangers l’un pour l’autre. Elle l’oubliait trop facilement.
Pressée de poursuivre par le regard de Ravis, Tessa posa enfin sa question. Sauf qu’il ne s’agissait pas véritablement d’une question, puisqu’elle devinait déjà la réponse. « Il vous est encore arrivé quelque chose cinq ans après la mort de votre femme, n’est-ce pas ? En automne ? Quelque chose d’important ? »
La dent de Ravis se posa sur sa cicatrice. « Je suis rentré d’Orient à la fin de l’automne. Le jour où j’ai posé le pied en Drokho, Malray m’a envoyé ses sbires pour me tuer. »
Tessa baissa les yeux sur ses mains. Elle n’osait pas le regarder. Sa colère était trop palpable dans sa voix. « Vingt et un ans, dit-elle doucement, sachant qu’il valait mieux parler que laisser le silence se prolonger. Vingt et un ans ; cinq motifs. Ma vie n’est pas la seule que Deveric ait manipulée. La vôtre également.
— Ce qui signifie ?
— Ce qui signifie que nous avons tous les deux été bridés. Vous l’avez déclaré vous-même – pendant toutes ces années, vous avez été incapable de changer quoi que ce soit ou qui que ce soit. Tout comme moi. » Tessa se risqua à lever les yeux. Elle fut surprise de lire de l’intérêt sur le visage de Ravis. « Jusqu’à présent, jusqu’à ce jour où je vous ai rencontré dans la ruelle, je n’avais jamais pu être moi-même. Pas vraiment. Comme si l’on m’avait toujours poussée dans le dos, en dirigeant chacune de mes décisions. »
Ravis ôta ses gants et se passa la main dans les cheveux. Il paraissait fatigué et, pour la première fois, Tessa se demanda depuis combien de temps il n’avait pas dormi. Elle le trouvait toujours éveillé lorsqu’elle avait besoin de lui.
« Les dates des motifs de Deveric correspondent à des événements précis dans nos deux vies ? demanda-t-il.
— Oui. Nous sommes pris tous les deux dans quelque chose – une trame, un complot. Le destin.
— Et vous dites que nous pouvons changer les choses ? »
Tessa hocha la tête. « Je crois que c’est pourquoi nous sommes ici, ensemble. Et pourquoi Camron de Thorn nous attend à Bay’Zell.
— Et qu’en est-il de vous et moi, Tessa McCamfrey ? Pouvons-nous changer, nous aussi ?
— Nous pouvons essayer. »
Ravis sourit alors, lentement, et ses yeux pétillèrent. « Vous êtes très belle, vous savez.
— La femme au voile l’était aussi.
— Quelle femme ? Quel voile ? » Ravis ne souriait plus. Il croisa le regard de Tessa et le soutint. « Je n’ai vu personne sur le pont aujourd’hui, en dehors de vous. »
Tessa lui ouvrit les bras et Ravis s’y glissa, promptement et sans un mot, comme s’il attendait qu’on l’y invite depuis le début. Agenouillé au pied du lit, il attira Tessa contre sa poitrine et la serra fort. Il ne l’embrassa pas, se contenta de la serrer contre lui comme pour se tenir chaud ou se protéger, ou les deux. Tessa le serra également. Elle passa une main dans ses cheveux et le long de sa joue. Le toucher lui semblait un luxe incroyable. Elle ne parvenait pas à croire à un tel privilège.
Il dégageait une odeur agréable, fraîche, propre et légèrement étrangère. Sa nuque était râpeuse, toute hérissée, et Tessa passa la paume dessus, le touchant autant qu’elle pouvait. Allongée entre ses bras, lovée contre sa poitrine, à caresser son visage et sa nuque, elle avait le sentiment de lui donner quelque chose, quoique sans comprendre ce que c’était.
Le temps s’écoula dans les grincements de charpente, tandis que la chandelle formait une stalactite de cire sous le barrotin. Les mains sur ses épaules et dans le creux de son dos, Ravis serrait Tessa contre lui. Quand leur respiration se fit légère, que leurs membres se refroidirent et que le roulis du bateau les eut bercés dans un demi-sommeil rêveur, ils se séparèrent.
Ravis retint Tessa par les épaules et la dévisagea. « Vous avez besoin de repos, dit-il. Je veillerai sur vous pendant que vous dormirez. »
Tessa secoua la tête. « Non. Ne me veillez pas, venez plutôt vous étendre près de moi. » En disant cela, elle se recula au fond de la couchette et ramena ses jambes en arrière pour lui faire de la place. « Nous sommes fatigués tous les deux. »
Ravis fit mine de dire quelque chose, puis se ravisa. Il ôta ses bottes en silence puis traversa la cabine pour moucher la chandelle. Alors que ses doigts se refermaient sur la mèche, Tessa le détailla une dernière fois. Il avait les cheveux trempés de sueur, et sa cicatrice paraissait presque blanche. L’empreinte de son corps sur sa tunique en chevreau fut la dernière chose que distingua Tessa avant que la cabine ne soit plongée dans le noir.
Tessa s’endormit à l’instant où Ravis vint s’allonger à ses côtés. Elle rêva de motifs et d’autres images : Moldercay et son charnier, la femme au voile brodé et l’empreinte de son corps sur la tunique de Ravis.
Quand elle se réveilla le lendemain matin, Ravis dormait toujours. Elle se leva sans bruit pour ne pas le déranger, défroissa sa robe, lissa ses cheveux et quitta la cabine. Après un bref arrêt aux poulaines, elle monta sur le pont.
L’aube nimbait la Mousseline d’une lumière argentée. Presque personne n’était levé à l’exception d’un vieux matelot qui épissait un cordage et d’un mousse en train de laver le pont. Tessa passa devant eux sans un mot. Sur le gaillard d’avant, elle se pencha par-dessus la rambarde, scruta la mer en avant de la proue à la recherche de la terre. Presque aussitôt, elle repéra une ligne sombre à l’horizon. Bay’Zell. Elle sentit les muscles de sa poitrine se contracter en la voyant. Sa vie tout entière l’avait conduite ici.
Alors que la cité grossissait sous ses yeux, Tessa réexamina mentalement ses rêves. Au bout d’un moment, elle se détourna de la rambarde et reprit le chemin des cabines. Avaccus et Moldercay s’étaient trompés tous les deux : Ilfaylen avait effectué une copie de son enluminure, et elle savait comment.